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Nazand Begikhani : « La violence faite aux femmes n’est pas reconnue comme un crime dans beaucoup de pays »

Lemonde.fr | Nazand Begikhani

Dans une tribune au « Monde », la directrice de recherche au Centre de genre et de violence à l’université de Bristol rappelle que dans les pays occidentaux comme dans ceux de l’hémisphère Sud, de traditions chrétienne ou musulmane, les droits des femmes sont bafoués.

Tribune. La tribune signée par un collectif de femmes critiquant la campagne #metoo (Le Monde, 10 janvier) puis la réponse de Catherine Deneuve aux tribunes qui l’ont suivie (Libération, 14 janvier) appellent à faire confiance à la justice dans les cas de viol et de harcèlement sexuel. Elles considèrent que la condamnation doit être le fait de cette justice, et non de l’opinion publique, comme ce qui s’est passé lors de l’affaire Weinstein.

Les femmes qui se sont associées à la campagne #metoo, devenue #balancetonporc en France, ne s’opposent pas à la justice, mais dénoncent la violence et le  « terrorisme » du système patriarcal dans certains pays. Leur campagne soulignerait aussi que la justice pour les femmes pourrait dans beaucoup de cas être problématique, car les lois sont créées par et pour l’homme, servant avant tout l’intérêt du « sexe fort ».

Dans le cas de la violence faite aux femmes, qu’elle se manifeste dans l’espace public, privé ou sur le lieu de travail, le système de justice pénale dans beaucoup de pays ne la reconnaît pas comme un crime. Dans certains, notamment au Moyen-Orient, la loi pénale, non seulement ne punit pas le violeur, mais oblige les jeunes filles violées à se marier avec leur agresseur. C’est le cas, par exemple, du code pénal en Irak. Souvent, ces jeunes filles sont tuées par leur propre famille ou les membres de leur communauté pour sauvegarder l’honneur de l’homme.

En effet, selon la perception collective, l’honneur de celui-ci réside dans le corps et la sexualité de la femme, qu’il doit contrôler et soumettre. La religion et sans doute son interprétation par les « savants masculins » soutiennent ces idéologies. C’est le cas du verset 223 de la sourate 2, qui dit : « Vos épouses sont votre champ de labour », champ que les hommes ont l’autorisation « d’utiliser » comme bon leur semble, y compris avec sodomie et viol. Ce viol au sein du couple non seulement n’est pas sanctionné, mais il est légitimé.

En Angleterre, une justice basée sur l’« incidence »

La difficulté d’établir la justice pour les femmes dans les cas de violences et d’agressions sexuelles ne concerne pas seulement les pays musulmans ou du Sud. Les recherches menées aux Etats-Unis et en Angleterre, notamment par l’université de Bristol, indiquent que la majorité des cas de violence faite aux femmes, notamment dans l’espace privé, ne parvient pas devant les instances juridiques. De plus, elles montrent que, même si les cas de violence sont plaidés devant la justice, il est rare de voir l’agresseur condamné. Cependant, le résultat de ces recherches montre que la justice dans ces cas-là est bien plus efficace quand il y a un soutien public, populaire, accompagné de campagnes de la société civile et de mobilisations féministes.

Pendant longtemps, les femmes étaient livrées à elles-mêmes pour résoudre leurs traumatismes avec peu d’espoir qu’on leur rende un jour justice. Depuis les années 1970, elles ont commencé à se mobiliser pour que justice leur soit faite dans les cas de violence. Cette mobilisation concernait plus particulièrement les différentes formes de violence domestique. Leurs efforts ont abouti dans les années 1990 à la Déclaration pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993) par les Nations unies, puis aux réformes législatives et politiques dans certains pays. Mais cette stratégie est loin d’être efficace.

Les nouvelles lois n’ont pas réussi à établir la justice pour les femmes, car le système de justice pénale dans beaucoup de pays occidentaux, notamment en Angleterre, adopte une approche basée sur « l’incidence » : pour que l’homme soit arrêté et conduit devant la justice – je ne parle pas de condamnation –, la femme « victime » doit prouver « l’incidence » par des marques physiques pour justifier la violence qu’elle a subie. Cette approche, selon beaucoup de femmes, est pénible et humiliante.

La peur des représailles

En plus, l’approche ne considère pas les blessures émotionnelles ni psychologiques dans ces cas ; ce qui va à l’encontre de la déclaration des Nations unies, qui stipule dans sa définition de violence faite aux femmes « les violences physiques, psychologiques et émotionnelles ». Par conséquent, beaucoup de femmes sont livrées à elles-mêmes, ne croient pas en la justice et souffrent en silence avec des effets graves sur leur santé physique et psychologique. En outre, l’impunité des agresseurs non seulement renforce le sentiment d’inégalité et d’injustice, mais aussi amène à la reproduction de ces incidences.

Albert Camus disait que, pour qu’un individu atteigne le bonheur, il lui fallait trois éléments essentiels : la liberté, la révolte et un certain sentiment de justice. Après l’affaire Weinstein, les femmes, surtout en Occident, ont pris la liberté de s’exprimer et ainsi d’être écoutées. Cela génère un sentiment de satisfaction. Quand les institutions gouvernementales et juridiques échouent dans leurs efforts pour renforcer l’égalité et établir la justice, les citoyens ont tous le droit de se mobiliser pour mettre la pression sur les politiciens et les médias avec l’objectif de créer une stratégie égalitaire solide et efficace envers les femmes.

Il faut l’avouer : cette liberté de parole reste limitée, car beaucoup de femmes dans le monde n’osent pas se joindre à la campagne #metoo pour dénoncer leurs agresseurs de peur de représailles et de vengeance. C’est le cas des femmes immigrées, des femmes de certains pays du Sud et de Méditerranée, des réfugiées dans les camps en Turquie, en Libye, en Grèce, à Calais, dans les banlieues parisiennes.

Au lieu d’aider ces femmes à briser leur peur et à s’exprimer, le collectif qui a signé la tribune a libéré une parole souvent sexiste et réactionnaire, à l’image de celle de Silvio Berlusconi, qui s’est senti béni par la parole de Deneuve.

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Par Nazand Begikhani (directrice de recherche au Centre de genre et de violence à l'Université de Bristol)